#11 · Pourquoi les décisions de la Cour suprême ont-elles autant d'importance ?

La réponse tient en un mot : la jurisprudence

#11 · Pourquoi les décisions de la Cour suprême ont-elles autant d'importance ?

Chère abonnée, cher abonné,

alors que la Cour suprême s'apprête à abroger le droit à l'avortement au niveau fédéral, peut-être vous êtes-vous demandé par quel miracle une cour de justice, composée de juges non élus et nommés à vie dans des conditions parfois controversées, avait le pouvoir de prendre une décision aussi importante. La question est légitime : en France, pour abroger le droit à l'avortement il faudrait en passer par une loi votée au parlement, pas par une décision de justice.

Dans ce numéro du Wiki, je vous propose de vous expliquer tout ça. Ce premier numéro du Wiki sera également l'occasion de mieux comprendre comment fonctionnent les institutions politiques américaines.

Fondamentalement, la raison pour laquelle la Cour suprême a, aux États-Unis, une telle importance repose sur un concept juridique que l'on appelle la jurisprudence. Pour caricaturer, il existe deux grandes sources du droit, c'est-à-dire des manières d'établir de nouvelles règles. La première, c'est par le vote de lois au parlement. Par exemple, voter une loi qui autorise l'avortement. La seconde est cette fameuse jurisprudence. La jurisprudence existe en France, mais elle a aux États-Unis (et plus généralement dans les pays dits du common law) une importance toute particulière.

Pour faire simple, la jurisprudence ce sont toutes les décisions juridiques passées. Imaginons un procès où le juge doit juger une situation qui n'a, jusqu'ici, jamais fait l'objet d'un jugement. Il va prendre une certaine décision, en se basant sur un certain raisonnement juridique. Sa décision sera quelque part une "nouvelle" décision, la première de son genre — on dira qu'elle fait jurisprudence. Et dans le cas des États-Unis, tous les juges qui auront ensuite à juger une situation identique s'aligneront sur cette première décision. On parle de règle du précédent.

Quel rôle joue la Cour suprême dans la jurisprudence ? Pour le comprendre, il faut avoir en tête que le système judiciaire a plusieurs niveaux : les tribunaux "de base", puis les tribunaux d'appel, et enfin le tribunal suprême. Aux États-Unis, ce tribunal suprême c'est la Cour suprême. Imaginons que le juge du tribunal "de base" rende une décision de jurisprudence avec laquelle soit l'accusé, soit la personne qui accuse, ou potentiellement les deux, est en désaccord ; cette personne peut alors faire appel. Un second tribunal, le tribunal d'appel, va à nouveau étudier l'affaire — et prendre une nouvelle décision. Cette nouvelle décision s'impose sur celle du tribunal "de base", ce qui veut dire qu'en cas de désaccord entre la décision du tribunal "de base" et la décision du tribunal d'appel, c'est la décision du tribunal d'appel qui prédominera. Mais il est possible de faire une seconde fois appel — cette fois-ci, devant la Cour suprême.

La différence entre la Cour suprême et le tribunal d'appel est qu'une fois que la Cour suprême s'est prononcée, il n'y a plus de voies de recours possibles ; de fait, sa décision est la décision finale. Pour cette raison, la jurisprudence de la Cour suprême est, aux États-Unis, d'une très grande importance car une fois qu'une décision a été prise, et en vertu de la règle du précédent, elle est définitive.

Pour autant, l'importance de la jurisprudence dans le système judiciaire américain n'explique pas complètement l'importance de la Cour suprême. Il y a, par ailleurs, une tradition consistant à ne pas légiférer sur les décisions prises par la Cour suprême. Concrètement, le Congrès n'a pas pour habitude de voter des lois qui "confirment" la jurisprudence ; il n'y a par exemple pas de loi qui autorise l'avortement, le mariage pour tous et ainsi de suite. Ces droits reposent uniquement sur la jurisprudence. Et jusqu'ici, ça n'a jamais posé de problème car la règle du précédent a globalement toujours été respectée par les différentes cours de justice.

Mais c'est là où la décision récente de la Cour suprême abrogeant le droit à l'avortement pose un problème institutionnel majeur : elle viole en effet complètement cette fameuse règle du précédent, en jetant à la poubelle une précédente décision pourtant largement établie (l'arrêt Roe vs Wade de 1973). Le Congrès pourrait répondre à cette violation en votant une loi qui réautorise l'avortement — le Sénat va d'ailleurs voter dans les prochains jours à ce sujet, même si du fait d'une règle hallucinante dite du filibuster, la loi ne passera sans doute pas alors même qu'il y a probablement une majorité de sénateurs prêts à la voter.

Cette violation de la règle du précédent est d'autant plus choquante que Kavanaugh et Coney Barrett, qui ont tous les deux voté en faveur de l'abrogation du droit à l'avortement, avaient pourtant dit devant le Sénat qu'ils respecteraient le précédent sur l'avortement. Ce qu'ils n'ont manifestement pas fait.

J'en parlais dans le numéro de la semaine dernière : cette abrogation va continuer à saper la confiance qu'ont les américains en la Cour suprême. Cette confiance était déjà en chute libre depuis 2020, on a toutes les raisons de penser qu'elle va chuter encore davantage.

Comme je l'écrivais dans le commentaire introductif du dernier numéro du Fil, l'une des conséquences de cette décision est un possible recul de l'importance de la Cour suprême. Concrètement, le Congrès pourra avoir tendance à faire passer des lois plus fréquemment là où, dans le passé, il se reposait uniquement sur la jurisprudence. Si cette tendance venait à se concrétiser, la Cour suprême perdrait alors en importance dans le jeu institutionnel américain. Et compte tenu du fait que ses juges ne sont pas élus, qu'ils sont nommés à vie et que certains d'entre eux n'hésitent pas à violer les règles établies pour prendre des décisions à l'extrémisme religieux consommé complètement contraires à l'état de l'opinion publique, ça n'est peut-être pas une si mauvaise chose.

À bientôt pour le prochain numéro de L'Heure Américaine,
Olivier

Read more